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21/11 > 14/12/2025
Un Mouvement Derrière le Rideau
(ou La Villa des Doubles)
Myriam Hornard
Francis Miller
 

Des heures durant, j'errais dans Bruxelles inconnue.

Ce n'était pas tant la ville que je découvrais que le mouvement de mes pensées. J'étais préoccupé.

 

Quelques jours plus tôt, dans une fête, j'avais rencontré Melissa Ansel, une galeriste qui existe et qui n'existe pas. Nous avions bu, parlé et en fin de soirée, Melissa m'avait proposé d'écrire un texte qui puisse accompagner l'accrochage des deux artistes qu'elle allait exposer.

J'avais d'abord hésité à accepter. Ce qu'elle m'avait dit du projet me semblait trop fragile, comme suspendu à un fil ténu : celui d'une vague connexion  familiale dans laquelle les deux artistes s'inscrivaient, au fil de trois générations - l'évidence de la filiation, un oncle lorrain, un godfather parisien, une nièce goddaugther devenue bruxelloise et une enfant prodige qui n'arrêtait pas de danser.

Avec le temps mon refus instinctif s'était pourtant effrité. En fait, ce qui me gênait, ce n'était pas le doute, c'était ma trop grande promiscuité avec le sujet.

Alors, j'ai appelé Writer.

J'avais inventé son personnage dans une performance récente "À la Poursuite de l'Histoire Perdue" -  un masque, un alter ego littéraire quand le récit devenait privé.

 

Qui écrit ? Je, Writer ?

Qui marche dans Bruxelles ?

 

C'était la pluie, j'étais entré dans un café, il, Writer, était là.

- " Tu veux encore fuir, faire croire que c'est toi qui écris ? "

- " Tu sais bien que c'est moi qu'elle veut lire."

(Silence)

Puis j'ai ouvert mon carnet. Il était déjà écrit.

 

Chaque soir, je passais dans une même rue, pas très longue - une enfilade de façades grises qui menait à un stade et à chaque fois, je remarquais que l'une des maisons, la Villa des Doubles, certainement divisée en appartements, avait deux fenêtres, toujours les mêmes, qui étaient allumées. Writer peut témoigner, il marchait derrière moi.

Celle, à l'étage portait un rideau pâle, presque transparent qui cachait peu, mais faisait croire qu'il le faisait. Il n'y avait personne derrière ou alors quelqu'un que je ne voyais pas.

Un mouvement, une erreur de lumière ? Le rideau avait flotté puis s'était immobilisé comme si quelqu'un là-haut s'était reculé d'un pas. Une présence ?

Nous sommes restés un instant sans parler puis Writer m'a demandé si je voulais y croire. Je n'ai pas su quoi répondre. C'est fou ce que l'imagination peut faire avec un simple rideau !

 

L'autre fenêtre, au rez-de-chaussée, était nue, sans store ni tissus - une naked window, comme on dit en anglais.

Je m'étais penché contre de la vitre. Tout ce que j'y découvrais, je l'avais déjà vu.

Je n'étais pas surpris.

Writer m'a demandé "Tu le connais ? "

J'ai répondu "Oui, de près... Intimement ..."

Writer voulait savoir. "Comment ... depuis longtemps ?"

Mais je ne pouvais pas répondre, j'ai juste dit que ce n'était pas le moment.

Avait suivi une gêne à laquelle Writer, avec tact, avait mis fin.
- " Ce n'est pas lui qui t'a demandé d'écrire, tu sais... C'est Melissa."

- " Oui, et alors ?"

- " Alors ? peut-être y a-t-il deux récits, celui que tu écris et celui qu'elle attend."

 

(Silence.)

 

Writer semblait embarrassé par mes confessions. On frôlait le délit d'initié ! Mais, en matière d'écriture, il était adepte du culot et de la transparence et après un court moment de pause, il s'était repris et m'avait tout de go confessé que lui aussi connaissait l'autre occupant, celui de l'étage, qu'ils s'étaient rencontrés à New York à la fin des nineties et que depuis, ils étaient restés amis.

 

Je réalisais que dans cette histoire rien n'était noir ou blanc, que ce n'était pas parce qu'elle avait deux étages, construits sur un miroir, que la maison s'appelait la Villa des Doubles, mais que son nom faisait référence aux deux artistes qui l'habitaient - l'artiste du rez-de-chaussée et l'artiste de l'étage qui se croisaient sans se voir.

Ils allaient pourtant bientôt se retrouver. Dans la galerie de Melissa.

 

Writer disait que pour le texte, il pourrait m'aider si je voulais. À chacun son artiste ! c'était fifty-fifty.

Alors, je lui avais parlé du rideau et Winter m'avait lu un long texte de l'artiste de l'étage  dans lequel elle expliquait  que le rideau, le sujet du rideau, était pour elle un vrai support de réflexion, une métaphore de la part cachée des autres.

Avec l'artiste du rez-de-chaussée, j'avais eu moins de chance. Il avait balayé le sujet en me disant que "rideau ou fenêtre nue ... ", il s'en foutait !

-  " L'important, c'est derrière."

 

Quand il était entré dans l'espace de l'étage, Writer présumait y trouver le simulacre artificiel de l'accrochage d'une visite d'atelier. Mais rien de semblable ne l'attendait. Une série de peintures de petits formats, d'après les vêtements d'un enfant, cousus par une femme dans les années trente, étaient posées, alignées sur sol. On aurait dit les témoins, les preuves d'une enfance inventée. L'artiste de l'étage faisait confiance à Writer et lui avait confié son ambitieuse tentative : faire disparaître le passé dans le présent. Ce qui l'avait frappé dans les peintures des vêtements, c'était la taille des boutons. Il les trouvait trop grands. Mais il en va ainsi dans le travail des couturières, les fermetures Éclair, les épaulettes et les boutons ne sont jamais à la bonne taille. C'est ça qui justement est émouvant.

 

C'était maintenant à mon tour de révéler ce que j'avais vu quand je m'étais approché de la vitre du rez-de-chaussée et que j'avais collé mon front contre le verre, formé un cercle avec mes mains autour des yeux pour mieux voir à l'intérieur.

C'était comme dans un rêve.

Je connaissais le travail de l'artiste du rez-de-chaussée, c'était aussi un peu ma vie qui défilait.

Cette nuit-là, comme toujours il pleuvait et il m'avait proposé d'entrer. Il travaillait justement sur une sélection d'œuvres qu'il voulait exposer chez Melissa. Peut-être pourrais-je l'aider à choisir ?

 

Sur un drap blanc étendu sur le sol, il avait disposé des peintures diffuses, des paysages qui évoquaient des documents d'explorateurs anciens, des relevés de territoires. Parfois, surgissant du paysage, se profilait une architecture blanche, cubique, élémentaire - des tours solitaires, des constructions contemplatives qui apparaissaient entre réalité et fiction, vestiges d'une civilisation ancienne ou inconnue, conceptuelle et lente.

D'autres œuvres étaient en attente. La série des Écrits où sur des papiers anciens, des pages de livres, il traçait des signes minuscules - une écriture si fine qu'elle devenait texture. Les mots s'y dissolvaient jusqu'à perdre leur forme, devenir illisibles. C'était une langue à voir, une prière silencieuse.

Celui qui la regarde devait renoncer à comprendre.

 

Quelques mois plus tard...

         C'était Bruxelles l'hiver.

    Il neigeait, les voitures glissaient.

 

La galerie Melissa Ansel était devenue ce qu'elle ambitionnait d'être : une exposition de soi plutôt que d'œuvres matérielles.

J'avais écrit le texte, je me sentais soulagé.

          C'était Noël, bientôt.

 

Patrick Bertaux Miller

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