



Thomas Bernardet
From Hero to Zero
L’image, finalement, oscille sur une ligne allant d’un extrême à un autre : de l’iconique au prosaïque. L’iconique a toujours eu la part belle, et l’a encore. La plupart des photographes cherchent encore et toujours à faire icône, à produire l’image inoubliable, magnétique. L’image coup de force. C’est particulièrement le cas dans le photojournalisme qui voue un culte presque unilatéral à l’image iconique. Il faut être dans la sélection annuelle du World Press Award, ou ne pas être. Il faut avoir photographié le sillage de la balle ayant quasi tué Donald Trump. L’image prosaïque, elle, n’est apparue qu’à l’heure des prises de position pop et conceptuelle. En somme à partir des années 1950 et 1960. Ce sont ces deux mouvements qui ont commencé à battre un peu en retraite de l’icône, à l’interroger, à la contester, à la troubler. D’autres mouvements (exemplairement l’appropriationnisme, mais aussi le punk et le grunge) sont venus ensuite renforcer ces premières prises de position autour de ce qui devint le second pôle : l’image prosaïque. Une image se dérobant, s’écroulant même. Une image dite banale. Une image pauvre. Misérable matériellement et dans ses sujets. Ou si pas misérable, insaisissable, discrète, indistincte, revêche. Une image se chargeant de composants hétérogènes, ce que l’image iconique ne pouvait ni ne voulait se permettre. Une image athée.
Comme il s’agit d’une oscillation entre deux pôles, des positions mixtes ont bien sûr existé. Où l’on a mélangé l’iconique et le prosaïque. Wolfgang Tillmans est sans doute un bon exemple de ce type d’hybridation : lui dont l’une des premières expositions fut faite au départ de photocopies. La photocopie fut d’ailleurs le grand outil du prosaïsme en photographie. Tout comme le devinrent les imprimantes domestiques jet d’encre ou les photocopieuses grand public laser livrées à la fantaisie des artistes, enfin libérés de la dépendance au studio de tirage photographique, fonctionnant selon des bases d’excellence technique. Le travail de Thomas Bernardet semble éminemment concerné par cette nature ambivalente de l’image. Dès ses premiers travaux, on sent qu’il est aux prises avec cette double nature. Je me souviens d’une œuvre qui n’était d’ailleurs pas une photographie, mais qui en réalité en était un théorème : il s’agissait d’une phrase « From Hero to Zero ». Soit quasi un hymne, mais aussitôt à peine une chansonnette : de l’iconique au prosaïque.
Dans la suite de son parcours, cette tension fut déportée sur la relation entre l’image et son cadre. Encadrer une photographie, c’est de facto la rendre iconique. C’est surligner, a priori, sa nature d’icône. C’est demander au regardeur –exiger presque– qu’il ou elle y voit l’objet d’une condensation, d’une concentration. L’acmé d’un moment, d’une émotion, de quelqu’un, de quelque chose qui puisse conférer à l’image son statut d’icône. Dans bien des cas, le cadre « aide » l’image à tenir le coup, la distance, de son statut d’icône. C’est d’ailleurs une chose que les appropriationnistes ou les photographes conceptuels tels que Christopher Williams, chantre du passe-partout, ont même pris à la lettre, feignant d’être iconique en étant prosaïque. Bernardet a donc généralement pris la décision de donner au cadre le beau rôle, de lui donner littéralement le rôle d’icône, à lui seul, tandis que dans l’image, dans la chose encadrée, il s’autorisait au contraire à se dérober au saisissement du regard.
Nous assistons donc en général à un spectacle gradué : du cadre iconique, l’œuvre se « dégrade » progressivement vers le prosaïque. Ce qui est intéressant dans son travail est de voir justement les épaisseurs de ces « gradations », qui varient d’œuvre en oeuvre. Par exemple, parfois, le cadre reçoit tant de place qu’il peine à tenir son rôle. Il semble perdre pied, jusqu’à finalement tomber dans les eaux troubles du prosaïsme. D’autres fois ce qui est au centre de l’image se vêt des atours de l’iconique. Mais c’est pour les laisser tomber en pleine cérémonie, comme Bianca Censori tombe le manteau sur le catwalk, au moment le plus crucial. Les jeux d’escamotage et de cache-cache, les pièges que se tendent les pôles iconiques et prosaïques sont constants, et c’est ce qui fait la joie, l’enfance du travail. Car il y a là plein de petits subterfuges.
Ce n’est pas seulement un jeu, car il y a derrière cela une philosophie, une éthique. L’image est toujours éthique, car elle indique une position dans l’espace, par rapport à l’espace. Un positionnement. Thomas a beaucoup travaillé dans les coulisses de l’art. Il fut roadie à Forest-National, grande salle de concerts à Bruxelles, régisseur pour le Wiels, le principal centre d’art contemporain de Bruxelles. Et il travailla dans les coulisses de bien d’autres lieux culturels de la capitale belge, dans laquelle il réside depuis près de 20 ans. Ces rôles de l’ombre, pour être au demeurant alimentaires, n’en furent pas moins des positionnements éthiques et esthétiques, des points d’observation. Dans le prosaïsme. Le regard, observateur (et non pas convoiteur), tourné vers la scène éclairée, où défilait l’icône. Positions depuis lesquelles il prit et prend encore des photographies d’ailleurs, non sans converser secrètement avec Louise Lawler (dès lors que, en certaines de ses œuvres, figurent également des fragments d’œuvres d’artistes célèbres, comme par exemple Jasper Johns). On aurait tendance à dire que le statut d’icône est factice, fragile. Que le prosaïsme est un camp plus commode où camper, puisqu’il ne faut pas faire là d’efforts pour tenir les éléments de l’image ensemble, pour paraître. Mais il n’y a sans doute pas de morale de l’histoire. Car il est possible que le prosaïsme soit une zone tout aussi illusoire. Après tout, il suffit d’un rayon de soleil pour tout soulever. Et rendre grâce à Dieu !
Bruxelles est aussi accueillante pour Bernardet, sur le plan esthétique : lui est favorable son aspect hétérogène, nonobstant la ligne de basse jouée par le néoclassicisme mâtiné d’Art Nouveau qui caractérise l’essentiel du bâti bruxellois. En diagonal de cette ligne fixe, correspondant à la période de gloire du pays, enrichi par les mines et les colonies, nous avons à Bruxelles ces autres gestes architecturaux fantasques, généralement catastrophiques, auxquels, néanmoins, le belge, s’attache. Et on ne lui donnera pas tort, dans la mesure où une saine diversité permet de respirer, de délirer, de fantasmer. Bruxelles a donc ce côté foutraque, parfois iconique (avec Horta, Hankar, Van de Velde) la plupart du temps prosaïque (bâtiments sans réels architectes, ajouts divers, destructions, abandons). Les œuvres de Bernardet résonnent avec ce paysage. Tout occupé à sa bataille entre l’iconique et le prosaïque, il n’en est pas moins le témoin, en creux, de la réalité urbaine qu’il arpente quotidiennement.
L’architecture est certainement un de ses grands centres d’intérêt, tout simplement parce qu’une construction, en soi, est profondément concernée par une tension entre iconique et prosaïque. Les façades bruxelloises « encadrent » quelque chose. On ne sait pas toujours bien quoi. Elles encadrent la bourgeoisie probablement. C’est donc un plaisir, de l’ordre de la mise en abyme, de faire entrer des bouts de cette ville dans le jeu engagé par Bernardet au sein de son image même. Par effet de prolongation, on le voit souvent « bâtisseur ». Ses œuvres sont comme des petites maquettes d’architectures. Ou plutôt des maquettes d’images, soumises aux principes de l’architecture. Bernardet bricole. Bernardet fait des images comme on fait des cabanes, ou comme on démonte une cimaise après une exposition, s’amusant de ce qu’on peut créer en enlevant, dans le retrait, le rafistolage.
Ce qui est curieux, c’est qu’il en devient presque japonais d’une part, moyen-oriental de l’autre. Du Japon, il prend l’art subtil de l’organisation d’éléments disparates dans l’espace en un tout harmonieux. Les japonais le font avec les fleurs, les pierres, la nourriture… Ils le font avec tout, partout. Ils le font avec grâce. C’est l’empire des signes. Qui est aussi un empire du prosaïque. Nous avons tous en tête ces images de rues japonaises encombrées de câbles électriques, n’en dégageant pas moins une sorte de paix. Du Moyen-orient, il prend l’obsession pour l’ornement. Bien entendu, puisque, travaillant obsessionnellement sur le cadre, qui est une chose abstraite, il rencontre au détour de cette recherche les espaces explorés par les artistes musulmans, contraints de ne pas verser dans la figuration. D’où des chefs d’œuvres abstraits, dentelles de pierres, de céramiques, de textiles qu’on leur doit. On voit cette dimension ornementale s’exacerber dans son travail, en une dimension qui pourrait aussi être de l’ordre de l’Art Déco, pour revenir en notre vieille Europe. L’Art Déco ayant beaucoup frayé avec l’ornement géométrique. Tout cela se voit dans la manière dont Bernardet a de jouer avec des aimants, avec des bouts de bois colorés, avec des autocollants posés sur l’image ou en ses bordures : autant de petits gestes hétérogènes tenant autant du prosaïque, du fonctionnel, que de l’ornementation.
N’oublions cependant pas ce qu’on a dit : si cette œuvre est fondamentalement démocratique (car en somme, procès n’est pas fait à l’iconique), elle conserve une dimension politique. Il y a tout de même quelque chose d’iconoclaste à faire image avec des bouts de ficelle. Il y a tout de même quelque chose de provocateur à présenter des cadres vides, ou presque, et à avoir une pratique d’artiste qui se dissout, pour se métamorphoser plus tard, une fois la porte de l’exposition publique refermée. Au final, cependant, et comme toujours, puisque c’est toujours elle qui part en dernier, qui ferme la salle, éteint les lumières, quand tout le monde est parti, demeure tout simplement une poésie. C’est une poésie de l’espace. Une poésie de l’enchevêtrement des espaces que l’homme a bâti, avec ses succès et ses échecs, et au sein de laquelle il avance, il va, il erre, tenant à vue d’un œil le lointain, de l’autre le proche.
Yoann Van Parys - Fév. - 2025